AJIHAD

 

Eragon entra dans un bureau élégant. Construit sur deux niveaux, il était tapissé de rangées d’étagères en bois de cèdre. Un escalier en fer forgé montait à un petit balcon, où étaient disposées deux chaises et une table de lecture. Des lanternes blanches étaient accrochées aux murs et au plafond, de sorte qu’on pouvait lire un livre n’importe où dans la pièce. Le sol de pierre était recouvert d’un tapis ovale au motif compliqué. À l’extrémité de la pièce, un homme était debout à côté d’un grand bureau en noyer.

Sa peau avait la couleur de l’ébène cirée. Son crâne était rasé, mais une barbe noire, taillée avec soin, recouvrait ses joues et sa lèvre supérieure. Ses traits prononcés durcissaient son visage, cependant que des yeux intelligents et graves luisaient sous ses sourcils. La largeur de ses puissantes épaules était soulignée par une veste rouge brodée d’or, qu’il portait par-dessus une chemise pourpre. Tout en lui exprimait dignité et autorité.

Il dit d’une voix forte et posée :

— Bienvenue à Tronjheim, Eragon et Saphira. Je suis Ajihad. Prenez un siège, je vous prie.

Eragon s’assit dans un fauteuil près de Murtagh, tandis que Saphira s’installait derrière eux d’un air protecteur. Ajihad leva la main et claqua des doigts. Un homme apparut au pied de l’escalier. Il était l’exacte réplique du chauve. Eragon les regarda l’un après l’autre avec surprise. Murtagh se raidit.

— Votre trouble est compréhensible : ce sont des jumeaux, dit Ajihad en esquissant un sourire. Je vous dirais volontiers leur nom, mais ils n’en ont pas.

Saphira siffla de dégoût. Ajihad l’observa un moment, puis prit place dans un fauteuil à haut dossier. Les jumeaux se retirèrent derrière l’escalier et restèrent là, impassibles, l’un près de l’autre. Ajihad joignit les mains et fixa Eragon et Murtagh. Il les examina longtemps sans ciller.

Eragon s’agita, mal à l’aise. Le regard s’éternisait ; puis Ajihad baissa les mains et fit un signe aux jumeaux. L’un des deux s’approcha. Ajihad lui murmura quelques mots à l’oreille. Le chauve pâlit soudain et secoua la tête avec vigueur. Ajihad fronça les sourcils, puis acquiesça comme s’il venait d’obtenir une confirmation.

Il s’adressa à Murtagh :

— En refusant d’être testé, tu m’as mis dans une situation difficile. Tu as été autorisé à entrer dans Farthen Dûr parce que les jumeaux m’ont affirmé qu’ils étaient à même de te contrôler, et en reconnaissance de ce que tu as fait pour Eragon et Arya. Je comprends que tu souhaites garder certaines choses cachées dans ton esprit, mais, tant qu’il en sera ainsi, nous ne pourrons t’accorder notre confiance.

— De toute façon, vous ne me feriez pas confiance, lança Murtagh sur un ton de défi.

Le visage d’Ajihad s’assombrit, et un éclair menaçant passa dans ses yeux :

— Voilà bien vingt-trois ans qu’elle n’avait pas résonné à mon oreille… Pourtant je reconnais cette voix !

Il se leva, la mine inquiétante, la poitrine gonflée. Les jumeaux, alarmés, se penchèrent l’un vers l’autre pour échanger des chuchotements surexcités.

— C’était celle d’un autre homme, un être plus bestial qu’humain. Lève-toi !

Murtagh obéit avec circonspection. Ses yeux allaient des jumeaux à Ajihad.

— Remonte ta chemise ! ordonna Ajihad.

Murtagh s’exécuta en haussant les épaules.

— Et, à présent, tourne-toi !

Le jeune homme pivota sur le côté. La lumière tomba sur sa cicatrice.

— Murtagh…, lâcha Ajihad.

Un grognement de surprise échappa à Orik. Sans prévenir, Ajihad s’adressa aux jumeaux en tonnant :

— Étiez-vous au courant ?

Les deux chauves courbèrent l’échine :

— Nous avons découvert son nom dans l’esprit d’Eragon, mais nous n’avions pas pensé que ce garçon était le fils du si puissant Morzan. Il ne nous est pas…

— Et vous ne me l’avez pas dit !

Ajihad leva la main pour couper court à leurs explications :

— Nous en reparlerons plus tard.

Il revint à Murtagh :

— D’abord, je dois dissiper cette confusion. Refuses-tu toujours d’être testé ?

— Oui, dit le jeune homme d’une voix tranchante en remettant sa chemise. Je ne laisserai personne pénétrer mon esprit.

Ajihad s’appuya sur son bureau :

— Si tu t’obstines, tu en subiras les conséquences. Tant que les jumeaux ne seront pas en mesure de me certifier que tu n’es pas une menace, nous ne t’accorderons aucun crédit, malgré – ou même à cause de – l’aide que tu as apportée à Eragon. Sans cette vérification, les habitants de Tronjheim, les nains comme les humains, te réduiront en miettes s’ils apprennent ta présence. Je serai forcé de te garder à l’isolement en permanence, autant pour ta sécurité que pour la nôtre. Et ta situation s’aggravera si Hrothgar, le roi des nains demande qu’on te livre à lui. Ne te condamne pas à une telle extrémité, alors que tu peux aisément l’éviter…

Murtagh secoua la tête, buté :

— Non ! Même si j’acceptais de me soumettre, je continuerais d’être considéré comme un lépreux et un hors-la-loi. Tout ce que je souhaite, c’est partir. Si vous me laissez quitter Tronjheim tranquillement, je jure de ne jamais révéler votre retraite à l’Empire.

— Et si tu es capturé et livré à Galbatorix ? rétorqua Ajihad. Il saura t’arracher tous les secrets que tu dissimules dans ton esprit, quelle que soit ta force. Et, même si tu lui résistes, comment être certain que tu ne t’allieras pas avec lui dans l’avenir ? Je ne peux pas courir ce risque.

— Allez-vous me garder prisonnier à perpétuité ? s’insurgea Murtagh.

— Non. Seulement jusqu’à ce que tu acceptes d’être examiné. Si tu es jugé digne de confiance, les jumeaux effaceront de ton esprit tout ce que tu connais sur l’emplacement de Farthen Dûr avant que tu ne repartes. Ainsi, tes souvenirs ne tomberont pas entre les mains de Galbatorix. Alors, que décides-tu, Murtagh ? Choisis vite, sinon nous choisirons pour toi.

« Cède ! supplia Eragon en silence, inquiet pour la sécurité de son compagnon. C’est un combat inutile ! »

Finalement, Murtagh parla d’une voix lente et distincte :

— Mon esprit est le seul sanctuaire que nul n’ait jamais violé en moi. Des hommes ont essayé de s’y introduire par le passé ; mais j’ai appris à le défendre avec la dernière vigueur, car mes pensées intimes sont l’unique endroit où je sois en sûreté. Vous m’avez demandé la seule chose que je ne puisse vous donner, et encore moins à ces deux-là.

Il désigna les jumeaux et conclut :

— Faites de moi ce que bon vous semblera. Sachez néanmoins ceci : la mort me prendra avant que je ne m’ouvre à eux.

Une lueur d’admiration passa dans les yeux d’Ajihad :

— Je ne suis pas surpris par ton choix, même si j’aurais aimé qu’il fût autre. Gardes !

La porte de cèdre s’ouvrit d’un coup, et les guerriers jaillirent dans la pièce, armes au poing. Ajihad montra Murtagh du doigt et ordonna :

— Emmenez-le dans une cellule sans fenêtre et fermez la porte solidement. Postez six hommes devant l’entrée, et n’autorisez personne à lui rendre visite avant que je passe le voir. Et ne lui adressez pas la parole, vous non plus.

Les soldats entourèrent le prévenu et le regardèrent avec méfiance. Au moment où ils allaient quitter la pièce, Eragon attira l’attention de Murtagh et forma trois mots avec la bouche : « Je suis désolé. » Murtagh haussa les épaules, puis regarda droit devant lui, résolu. Il disparut dans le couloir avec les hommes. Le bruit de leurs pas décrut peu à peu.

Ajihad s’écria abruptement :

— Que tout le monde sorte d’ici, sauf Eragon et Saphira. Exécution !

Les jumeaux s’inclinèrent. Seul Orik osa protester :

— Sire, le roi doit savoir pour Murtagh. Et il y a aussi l’affaire de mon insubordination…

Ajihad grimaça et agita la main :

— Je parlerai à Hrothgar moi-même. Quant à ton attitude… Attends dehors que je t’appelle. Et ne laisse pas les jumeaux s’éloigner. Je n’en ai pas encore fini avec eux.

— Très bien, dit Orik.

Le nain inclina la tête et ferma la porte avec un bruit sourd.

Après un long silence, Ajihad s’assit en poussant un soupir fatigué. Il se passa une main sur le visage et leva les yeux au plafond. Eragon, impatient, attendit qu’il parlât. Comme Ajihad ne se décidait pas, il demanda :

— Arya va-t-elle bien ?

Ajihad abaissa le regard vers lui et dit avec gravité :

— Non. Mais les guérisseurs m’affirment qu’elle survivra. Ils se sont occupés d’elle toute la nuit. Le poison avait fait des ravages terribles. Sans toi, elle serait morte. Pour cela, tu as les remerciements les plus profonds des Vardens.

Les épaules d’Eragon se détendirent de soulagement. Pour la première fois, il se disait que leur course effrénée depuis Gil’ead avait valu la peine.

— Et maintenant ? s’enquit-il.

— Il faut que tu me dises comment tu as trouvé Saphira, et tout ce qui t’est arrivé depuis lors, déclara Ajihad en formant une flèche avec ses doigts. J’en connais des bribes grâce au message que Brom nous a fait parvenir ; les jumeaux m’en ont relaté d’autres. Mais je veux entendre tout cela de ta bouche, surtout les détails de la mort de Brom.

Eragon n’avait guère envie de narrer ses aventures à un étranger. Mais Ajihad était patient. « Allez ! » l’encouragea Saphira doucement. Eragon s’agita, puis se lança dans son histoire. Au début, il se sentit embarrassé ; puis il se détendit peu à peu. Saphira l’aidait à clarifier ses souvenirs en lâchant de temps à autre des commentaires. Pendant tout ce temps, Ajihad écouta attentivement.

Eragon parla pendant des heures, s’arrêtant souvent pour trouver ses mots. Il raconta à Ajihad l’épisode de Teirm – même s’il garda la voyance d’Angela pour lui. Il raconta comment Brom et lui avaient retrouvé les Ra’zacs. Il raconta même comment il avait vu Arya en rêve. Quand il en vint a Gil’ead et à sa confrontation avec l’Ombre, l’expression du visage d’Ajihad se durcit, et il s’appuya contre son dossier, le regard voilé.

Lorsqu’il eut achevé son récit, Eragon s’enfonça dans le silence, ruminant tous ces événements. Ajihad se leva, fit quelques pas, les mains dans le dos et, l’air absent, fixa l’une des étagères. Après un moment, il revint au bureau.

— La mort de Brom est une perte terrible, dit-il. C’était un ami très cher, et un allié de poids pour les Vardens. Il nous a sauvés maintes fois de l’anéantissement, grâce à sa bravoure et à son intelligence. Et aujourd’hui, par-delà la mort, il nous a offert l’unique arme qui puisse nous garantir le succès : toi.

— Mais qu’attendez-vous de moi ? souffla Eragon.

— Je te l’expliquerai en détail. Pour l’instant, nous avons des affaires plus urgentes à traiter. La nouvelle de l’alliance que l’Empire a nouée avec les Urgals est extrêmement préoccupante. Si Galbatorix lève une armée d’Urgals pour nous détruire, notre peuple aura du mal à survivre, même si la plupart d’entre nous sommes en sûreté à Farthen Dûr. Qu’un Dragonnier, fût-il aussi diabolique que Galbatorix, envisage de signer un pacte avec de tels monstres est une preuve indubitable de folie. Je frissonne en essayant d’imaginer ce qu’il leur a promis en échange de leurs services. Et puis, il y a cet Ombre… Peux-tu me le décrire ?

Eragon acquiesça :

— Il est grand, maigre et blême, avec des yeux et des cheveux rouges. Il était entièrement vêtu de noir.

— Et son épée, l’as-tu vue ? s’enquit Ajihad, pressant. Y avait-il une longue rayure sur la lame ?

— Oui, dit Eragon, étonné. Comment le savez-vous ?

— Parce que c’est moi qui l’ai faite en tentant de lui percer le cœur, répondit Ajihad avec un pâle sourire. Il s’appelle Durza. C’est l’un des êtres les plus vicieux et les plus sournois qui aient jamais foulé cette terre. Il est le dévoué serviteur de Galbatorix, et un ennemi redoutable pour nous. Tu me dis que vous l’avez tué. Comment cela est arrivé ?

Eragon se le rappelait avec précision :

— Murtagh a tiré deux fois. La première flèche s’est fichée dans son épaule ; la deuxième entre les yeux.

— Voilà ce que je craignais ! lâcha Ajihad en fronçant les sourcils. Vous ne l’avez pas tué. Pour détruire un Ombre, il faut lui percer le cœur. Toute autre technique ne sert qu’à le faire disparaître momentanément, avant qu’il ne réapparaisse ailleurs sous une forme spirituelle. C’est un procédé pénible, mais Durza y survivra, et il reviendra plus fort que jamais.

Un lourd silence plana sur les deux hommes, tel un orage menaçant d’éclater. Puis Ajihad reprit :

— Tu es une énigme, Eragon. Un mystère dont nul ne connaît la réponse. Chacun sait ce que veulent les Vardens, ou les Urgals, ou même Galbatorix. Mais personne ne sait ce que tu désires, toi. Et cela te rend dangereux. Surtout pour Galbatorix. Il a peur de toi parce qu’il ne peut pas anticiper tes actions.

— Et les Vardens ? demanda Eragon calmement. Ont-ils peur de moi ?

— Non, répondit Ajihad en pesant ses mots. Nous espérons beaucoup de toi. Si cet espoir se révèle infondé, alors, oui, nous aurons peur.

Eragon baissa les yeux.

— Tu dois comprendre que ta position est très particulière, insista Ajihad. Des factions sont ici aux prises entre elles. Chacune veut servir ses intérêts propres, et rien que les siens. Depuis que tu es entré dans Farthen Dûr, leur influence et leur pouvoir ont commencé de dépendre de toi.

— Y compris les vôtres ? fit Eragon.

Ajihad rit, bien que non regard restât dur :

— Y compris les miens. Il y a certaines choses que tu dois savoir. La première, c’est comment l’œuf de Saphira est apparu sur la Crête. Brom t’a-t-il raconté ce qu’il est advenu de l’œuf après qu’il l’avait apporté ici ?

— Non, dit Eragon en jetant un coup d’œil à Saphira.

Elle battit des paupières et lui tira la langue.

Ajihad donna un petit coup sur son bureau avant de commencer son récit :

— Dès que Brom a rapporté l’œuf aux Vardens, tout le monde s’est passionné pour son destin. Nous avions cru que les dragons avaient été exterminés, et que leur rate était éteinte. Les nains avaient une seule et unique préoccupation en tête : il fallait que le futur Dragonnier soit leur allié – même si certains d’entre eux étaient opposés à la simple idée qu’il y ait un nouveau Dragonnier. Les elfes et les Vardens avaient des opinions plus personnelles sur le sujet. La raison en était assez simple. Au cours de l’histoire, les Dragonniers ont toujours été soit des elfes soit des humains. La majorité d’entre eux étaient des elfes. Jamais il n’a existé de nains Dragonnier.

Suite aux trahisons de Galbatorix, les elfes étaient réticents à laisser les Vardens se charger de l’œuf. Ils craignaient que le bébé dragon ne naisse pour un humain aussi déséquilibré que le roi. C’était une situation délicate. Chacun voulait que le Dragonnier soit issu de ses rangs. Les nains ont envenimé le problème en se disputant avec les elfes ou avec nous à la moindre occasion. La tension a monté ; et il n’a pas fallu longtemps pour que les menaces fusent – quitte à ce que celui qui les avait lancées les regrette l’instant d’après. C’est alors que Brom a proposé un compromis qui permettait à toutes les parties de sortir de l’impasse la tête haute.

Il proposa que l’œuf soit gardé tour à tour par les Vardens et les elfes. Il changerait de mains chaque année. Chez les uns comme chez les autres, les enfants paraderaient devant, et, ainsi, ceux qui veillaient sur l’œuf, cette année-là, auraient la possibilité de vérifier si le futur Dragonnier n’était pas parmi eux. Dans le cas contraire, ils restitueraient l’œuf à l’autre groupe, à la fin de la période. En revanche, si le dragon naissait, l’entraînement du nouveau Dragonnier commencerait immédiatement. La première année, il – ou elle – suivrait, ici, l’enseignement de Brom. Puis le Dragonnier serait pris en charge par les elfes, qui termineraient son éducation.

Les elfes n’étaient pas très enthousiastes. Ils ont néanmoins fini par accepter le compromis, en stipulant que, si Brom venait à décéder avant l’éclosion du dragon, ils seraient libres d’éduquer le nouveau Dragonnier seuls, sans interférence d’aucune sorte. Nous n’avons pas rejeté leurs termes. Nous savions que le dragon choisirait de préférence un elfe ; mais nous avions désespérément besoin d’un semblant d’égalité.

Ajihad se tut. Son regard s’assombrit. La lumière soulignait ses hautes pommettes.

— Nous espérions que ce nouveau Dragonnier rapprocherait nos deux races. Nous avons attendu plus d’une décade ; l’œuf n’a pas éclos. Le sujet nous est un peu sorti de l’esprit ; nous ne l’évoquions plus que rarement – surtout pour regretter l’inactivité de l’œuf.

Et voilà que l’an dernier, nous avons subi une perte terrible. Arya et l’œuf ont disparu, alors qu’ils avaient quitté Tronjheim pour rejoindre la cité elfique d’Osilon. Les elfes ont été les premiers à se rendre compte qu’elle manquait à l’appel. Ils ont retrouvé son coursier et ses gardes du corps, morts, dans la forêt de Du Weldenvarden, et ont découvert un groupe d’Urgals massacrés. Mais, aucune trace d’Arya ou de l’œuf. Quand la nouvelle m’est parvenue, j’ai craint que les Urgals aient mis la main sur les deux disparus et que, en conséquence, ils ne tardent pas à apprendre la localisation de Farthen Dûr et de la capitale des elfes, Ellesméra, où vit leur reine, Islazandi. À présent, je comprends que les monstres étaient au service de Galbatorix, ce qui est bien pire.

Nous ne saurons pas exactement ce qui s’est passé durant l’attaque tant qu’Arya n’aura pas repris connaissance. Cependant, grâce à ce que tu mas raconté, j’ai pu reconstituer un certain nombre de détails.

La veste d’Ajihad bruissa quand il s’accouda sur le bureau :

— L’attaque a dû être brève et foudroyante. Sans quoi, Arya se serait échappée. Surprise, privée d’endroit où se cacher, elle n’a pu faire qu’une chose : se servir de la magie pour projeter l’œuf ailleurs.

— Elle est bien magicienne ? voulut savoir Eragon.

Arya avait parlé de la drogue qu’on lui avait administrée pour museler son pouvoir ; il voulait qu’Ajihad lui confirmât qu’il s’agissait de pouvoir magique. Et il se demandait si elle ne pourrait pas lui enseigner d’autres mots en ancien langage.

— C’était l’une des raisons pour lesquelles on l’avait choisie pour transporter l’œuf, répondit Ajihad. Cependant, Arya ne pouvait nous le renvoyer : elle était trop loin. De plus, le royaume des elfes est protégé par des barrières secrètes qui empêchent quiconque de franchir leurs frontières par magie. Elle a dû penser à Brom et elle a envoyé l’œuf vers Carvahall dans un geste désespéré. Cela ne m’étonne pas qu’elle ait manqué sa cible. Les jumeaux m’ont expliqué que la télékinésie n’est pas un art de précision.

— Pourquoi se trouvait-elle à proximité de la vallée de Palancar ? s’enquit Eragon. Où vivent les elfes, en réalité : Où est… Ellesméra ?

Ajihad posa sur Eragon un regard affectueux candis qu’il pesait sa question.

— Je ne te dis pas cela à la légère, répondit-il, car les elfes gardent jalousement leur secret. Mais tu as le droit de savoir, et je vais te répondre en signe de confiance. Leurs villes sont bâties au Nord, au plus profond de l’immense forêt qu’est Du Weldenvarden. Depuis l’ère des Dragonniers, nul, humain ou nain, n’a été assez lié aux elfes pour être invité dans leurs retraites sylvestres. Moi-même j’ignore où trouver Ellesméra. Quant à la cité d’Osilon… Vu l’endroit où Arya a disparu, j’imagine qu’elle est située aux abords de la lisière ouest de Du Weldenvarden, en direction de Carvahall. Tu dois avoir beaucoup d’autres questions, mais laisse-moi d’abord terminer.

L’homme rassembla ses souvenirs, puis raconta rapidement :

— Quand Arya a disparu, les elfes ont rejeté l’alliance avec les Vardens. La reine Islazandi, surtout, était furieuse, et a rompu tout contact avec nous. Par conséquent, bien que j’aie reçu le message de Brom, les elfes ignorent encore tour de toi et de Saphira. Privés de leur renfort pour soutenir nos troupes, nous avons beaucoup souffert, ces derniers mois, lors d’escarmouches avec l’Empire.

Ton arrivée et le retour d’Arya devraient, je l’espère, mettre fin à l’hostilité de la reine. Le fait que tu aies secouru Arya va grandement nous aider à plaider notre cause auprès d’elle. Cependant, ton entraînement va poser problème et aux Vardens, et aux elfes. À l’évidence, Brom a eu l’occasion de t’éduquer, mais nous devons savoir jusqu’où il est allé. Voilà pourquoi nous te ferons subir des épreuves, afin de déterminer l’étendue de tes capacités. De plus, les elfes exigeront que tu finisses ta formation auprès d’eux. Toutefois, je doute que nous ayons le temps.

— Pourquoi ?

— Pour plusieurs raisons, répondit Ajihad, les yeux fixés sur Saphira. La première est liée à ce que tu nous as appris sur les Urgals. Tu vois, Eragon, les Vardens sont dans une position extrêmement délicate. D’un côté, nous devons accéder aux exigences des elfes si nous voulons les compter parmi nos alliés. De l’autre, nous ne pouvons pas risquer de vexer les nains si nous désirons continuer à vivre à Tronjheim.

— Les nains ne font pan partie des Vardens ? demanda Eragon.

Ajihad hésita :

— Dans un sens, si. Ils nous hébergent ici, et ils nous prêtent assistance dans notre lutte contre l’Empire. Mais ils ne doivent loyauté qu’à leur roi. Je n’ai aucun pouvoir sur eux, sauf celui que me délègue Hrothgar, qui lui-même a des soucis avec les différents clans des nains. Ces treize clans lui sont théoriquement soumis ; mais chaque chef de clan possède un grand pouvoir. Ce sont eux qui choisissent le nouveau roi des nains lorsque le précédent meurt. Hrothgar a de la sympathie pour notre cause. Cependant, de nombreux chefs ne la partagent pas. Il ne peut se permettre de les froisser sans raison valable. Il perdrait l’appui de son peuple. Voilà pourquoi son soutien s’est beaucoup réduit ces derniers temps.

— Ces chefs de clan, dit Eragon, sont-ils aussi contre moi ?

— Et même pire, j’en ai peur ! renchérit Ajihad d’un ton las. L’inimitié entre les nains et les dragons ne date pas d’hier. Avant que les elfes ne viennent rétablir la paix, les dragons avaient pour habitude de dévorer régulièrement les troupeaux des nains et de leur voler leur or. Et les nains sont aussi prompts à la colère que lents à pardonner les fautes du passé. Ils n’ont bien sûr jamais accepté complètement les Dragonniers. Ils ne les ont jamais autorisés à imposer leur ordre dans leur royaume. L’accession de Galbatorix au pouvoir n’a fait que renforcer les convictions de beaucoup d’entre eux, selon lesquelles il vaut mieux ne plus avoir affaire aux Dragonniers ou à leurs dragons.

Ajihad avait adressé ces derniers mots à Saphira.

— Comment se fait-il que Galbatorix ignore où se trouvent Farthen Dûr et Ellesméra ? dit lentement Eragon. Il en a forcément entendu parler lors de sa formation par les Dragonniers !

— Entendu parler, oui ; mais nul ne lui a montré où ils sont. Une chose est de savoir que Farthen Dûr est situé quelque part dans les montagnes ; une autre est de l’atteindre. Galbatorix n’avait pas été conduit dans une de ces cités avant la mort de son dragon. Après, évidemment, aucun Dragonnier ne lui a fait confiance. Il a essayé d’arracher l’information à plusieurs d’entre eux durant sa révolte ; mais ils ont préféré mourir plutôt que la lui révéler. Quant aux nains, il n’a jamais réussi à en capturer un vivant, même si ce n’est sans doute qu’une question de temps.

— Alors, pourquoi ne prend-il pas la tête d’une armée qui arpenterait la forêt Du Weldenvarden jusqu’à ce qu’il trouve Ellesméra ? s’étonna Eragon.

— Parce que les elfes ont encore assez de pouvoir pour lui résister, répondit Ajihad. Il n’ose pas mesurer sa force à la leur. Du moins, pas encore. Mais sa maudite sorcellerie le rend plus puissant d’année en année. Avec un autre Dragonnier à ses côtés, rien ne l’arrêterait plus. Il essaye toujours de faire éclore l’un de ses deux œufs ; jusqu’à présent, il n’a pas réussi.

Eragon était sidéré :

— Comment son pouvoir peut-il augmenter ? C’est impossible ! Sa condition physique limite forcément ses capacités !

— C’est un mystère, reconnut Ajihad en haussant ses larges épaules. Pour les elfes comme pour nous. Nous en sommes réduits à espérer qu’un jour ou l’autre, il sera détruit par un de ses propres sorts.

La mine sombre, il sortit de sa veste un morceau de parchemin fatigué.

— Sais-tu ce que c’est ? demanda-t-il en le posant sur le bureau.

Eragon se pencha pour l’examiner. Des mots appartenant à une langue inconnue étaient écrits sur la page à l’encre noire. Le texte avait été rendu en partie illisible par des traces de sang. Un bord du manuscrit était carbonisé.

— Non, je ne vois pus, dit-il en secouant la tête.

— On l’a trouvé sur le chef des Urgals qu’on a massacrés la nuit dernière. Cela nous a coûté douze hommes. Ils se sont sacrifiés pour que tu aies la vie sauve. Cette écriture est une invention du roi. Il s’en sert pour communiquer avec ses serviteurs. Cela m’a pris du temps, mais j’ai réussi à la déchiffrer – du moins, là où le message était encore lisible.

Ajihad lut :

« … est donné au gardien d’Ithrö Zhâda de laisser passer le porteur de la présente et ses hommes. On les logera avec leurs semblables et auprès de… uniquement si les deux factions s’abstiennent de se battre. Commandement sera confié à Tarok, Gashz, Durza, et Ushnark le Puissant. »

— Ushnark, c’est Galbatorix, commenta Ajihad. Cela signifie « Père » dans la langue urgale, et cette marque d’affection lui plaît.

Il poursuivit sa lecture :

« Trouvez-leur une affectation adéquate, et… On mettra à part les fantassins et les… On ne distribuera pas d’armes jusqu’à ce que… pour la marche. »

— À partir de là, le texte est illisible, à l’exception de quelques mots très vagues…

— Où est Ithrö Zhâda ? s’enquit Eragon. Je n’en ai jamais entendu parler.

— Moi non plus, reconnut Ajihad. C’est pourquoi je soupçonne Galbatorix d’avoir attribué à dessein un nom de code à un endroit que nous connaissons. Après avoir déchiffré ce message, je me suis demandé pourquoi des centaines d’Urgals étaient en route pour les montagnes du Beor où tu les avais vus la première fois. Le parchemin évoque « leurs semblables ». J’en déduis que d’autres Urgals les attendent à leur destination. Il n’y a qu’une raison pour laquelle le roi peut réunir une telle force : forger une armée bâtarde, mi-humaine, mi-monstrueuse, afin de nous détruire.

Pour le moment, nous ne pouvons qu’attendre et nous tenir sur nos gardes. Sans information supplémentaire, nous ne trouverons pas ce qu’est cet Ithrö Zhâda. Cependant, Farthen Dûr n’a pas encore été découvert. Il nous reste donc un espoir. Les seuls Urgals à l’avoir vu ont péri la nuit dernière.

— Comment avez-vous su que nous arrivions ? L’un des jumeaux nous attendait, et vous aviez préparé une embuscade pour cueillir les Kulls.

Il sentit que Saphira écoutait avec attention. Même si elle gardait ses pensées pour elle, il se doutait qu’elle aurait des choses à lui dire plus tard.

— Nous avons des sentinelles à l’entrée de la vallée que vous avez traversée, des deux côtés de la Dent-d’Ours, expliqua Ajihad. Elles ont envoyé une colombe pour nous avertir.

Eragon se demanda si ce n’était pas cet oiseau-là que Saphira avait failli gober.

— Quand l’œuf et Arya ont disparu, en avez-vous informé Brom ? Il disait n’avoir eu aucune nouvelle des Vardens.

— Nous avons tenté de l’alerter, dit Ajihad. Mais je crains que nos hommes n’aient été interceptés et tués par l’Empire. Sinon, pourquoi les Ra’zacs seraient-ils allés à Carvahall ? Après cela, Brom voyageait avec toi. Il nous était dès lors impossible de lui envoyer un mot. J’ai été soulagé quand il m’a contacté en me mandant un messager de Teirm. Ça ne m’a pas surpris qu’il se rende chez Jeod. Ils étaient de vieux amis. Et Jeod pouvait aisément nous faire passer un message : il nous approvisionne via le Surda.

Tout cela a soulevé de sérieuses questions. Comment l’Empire a-t-il su où tendre un piège à Arya, et, plus tard, à nos coursiers pour Carvahall ? Comment Galbatorix a-t-il appris quels marchands travaillaient pour les Vardens ? Le commerce de Jeod a pratiquement été anéanti depuis ton départ. Ceux des marchands qui nous aident également. Quand un de leurs navires quitte le port, c’est pour ne plus revenir. Les nains ne peuvent pas tout nous fournir. Aussi les Vardens ont-ils un besoin désespéré de vivres. J’ai peur que nous n’ayons un traître – ou plusieurs – dans nos rangs, en dépit de nos efforts pour sonder l’esprit des gens, et jauger leur loyauté.

Eragon s’abîma dans ses pensées, réfléchissant à ce qu’il venait d’apprendre. Ajihad attendit calmement qu’il prît la parole. Le silence ne le dérangeait pas. Pour la première fois depuis qu’il avait trouvé l’œuf de Saphira, Eragon avait l’impression de comprendre ce qui se passait autour de lui. Il savait enfin d’où venait Saphira ; et il avait une idée de ce que l’avenir lui réservait.

— Que voulez-vous de moi ? demanda-t-il.

— Qu’entends-tu par là ?

— Ceci : qu’attendez-vous de moi, ici, à Tronjheim ? Les elfes et vous avez des projets pour moi. Mais supposons qu’ils ne me plaisent pas ?

Son ton se fit plus dur :

— Je combattrai quand il le faudra ; je me révélerai quand l’occasion se présentera ; je me lamenterai quand l’heure sera à la tristesse ; et je mourrai quand mon temps sera venu. Mais jamais je ne laisserai personne se servir de moi contre ma volonté.

Il se tut un instant pour laisser ses mots faire leur effet.

— Les Dragonniers du temps jadis étaient des arbitres de justice à la fois à côté et au-dessus des seigneurs de leur époque. Je ne réclame pas cette position. Je doute que les gens qui ont toujours été libres accepteraient une telle domination – surtout de la part d’un jeune tel que moi. Mais j’ai un pouvoir. Et je l’exercerai comme je l’entends. Je veux savoir ce que vous comptez faire de moi. Alors seulement, j’accepterai ou je refuserai.

Ajihad lui lança un regard ironique :

— Si tu n’étais pas un Dragonnier, et si tu parlais à un autre chef que moi, tu serais tué pour ton insolence. Crois-tu donc n’avoir qu’à demander pour que je te dévoile mes plans ?

Eragon rougit mais ne baissa pas les yeux.

— Cependant, tu as raison, poursuivit Ajihad. Ta position te donne le privilège de dire de telles choses. Pour autant, tu ne pourras pas éviter la dimension politique de ta situation. Tu seras influencé, d’une façon ou d’une autre. Je ne souhaite pas plus que toi te voir devenir un pion entre les mains d’un groupe. Tu dois lutter pour ta liberté, car c’est en elle que réside ton véritable pouvoir : celui de faire des choix échappant à l’autorité de tel chef ou de tel roi. Moi-même, je n’aurai sur toi qu’une autorité limitée, mais je pense qu’elle te sera bénéfique. La difficulté sera de savoir si les puissants accepteront de te faire participer à leurs délibérations.

Par ailleurs, quoi que tu en penses, le peuple de Tronjheim compte sur toi. Ils vont venir te soumettre leurs problèmes, même les plus insignifiants, et ils te demanderont de les résoudre.

Ajihad se pencha vers Eragon et déclara avec une extrême gravité :

— L’avenir de certains reposera entre tes mains. D’un mot, tu pourras les plonger dans la félicité ou dans l’affliction. Des jeunes filles voudront ton opinion sur le genre d’homme qu’elles doivent épouser – et beaucoup auront des vues sur toi. Des vieillards te consulteront pour savoir lequel de leurs enfants favoriser sur leur testament. Tu devras être bon et avisé avec tous, car ils ont mis leur confiance en toi. Ne te montre ni désinvolte ni irréfléchi, car tes mots pèseront bien plus lourd que tu n’auras pu l’estimer.

Ajihad se recula, les yeux mi-clos :

— Le fardeau du pouvoir, c’est qu’il te rend responsable du bien-être des gens dont tu as la charge. Je l’ai compris depuis le jour où j’ai été choisi pour gouverner les Vardens ; à présent, c’est ton tour. Prends garde. Je ne tolérerai pas qu’on commette d’injustice sous mon commandement. Ne t’inquiète pas de ta jeunesse et de ton inexpérience ; elles passeront bien assez vite.

L’idée que les gens puissent souhaiter son conseil embarrassait Eragon.

— Mais vous ne m’avez toujours pas dit ce que je dois faire ici ! s’écria-t-il.

— Pour le moment, rien. Tu as parcouru cent trente lieues en huit jours. C’est une performance dont tu peux être fier. Je suis sûr que tu apprécieras un peu de repos. Quand tu ce seras remis, nous évaluerons tes compétences dans le maniement des armes et de la magie. Après quoi… eh bien, je te présenterai les différentes options qui s’offrent à toi, et tu décideras de ta ligne de conduite.

— Et Murtagh ? s’exclama Eragon, agressif.

Le visage d’Ajihad s’assombrit. Il glissa une main sous son bureau et en retira Zar’roc. Le fourreau poli de l’épée luisait dans la lumière. Ajihad passa une main dessus, s’attardant sur le symbole qui y était gravé :

— Il restera ici tant qu’il n’aura pas laissé les jumeaux sonder son esprit.

— Vous n’avez pas le droit de le garder prisonnier ! Il n’a commis aucun crime !

— Nous ne pouvons pas lui rendre sa liberté tant que nous ne sommes pas sûrs qu’il ne s’en servira pas contre nous, dit Ajihad avec une pointe de tristesse. Innocent ou pas, jusqu’à preuve du contraire, il est potentiellement aussi dangereux que son père l’était.

Eragon comprit qu’Ajihad ne se laisserait pas convaincre. Et son inquiétude était compréhensible.

— Comment avez-vous reconnu sa voix ?

— J’ai rencontré son père une fois, dit Ajihad brièvement.

Il tapota le pommeau de Zar’roc.

— J’aurais aimé que Brom me prévienne qu’il avait pris l’épée de Morzan. Je te suggère de ne pas te promener avec elle dans Farthen Dûr. Beaucoup, ici, se rappellent l’époque de Morzan avec haine. Surtout les nains.

— Je m’en souviendrai, promit Eragon.

Ajihad lui remit Zar’roc.

— À propos, fit-il, j’ai avec moi l’anneau de Brom – celui qu’il m’a envoyé pour confirmer que le message provenait bien de lui. J’avais l’intention de le rendre à mon vieil ami quand il repasserait à Tronjheim. Puisqu’il est mort, je suppose que le bijou te revient ; et je pense qu’il aurait voulu que tu en hérites.

Il ouvrit un tiroir de son bureau et y prit l’anneau.

Eragon l’accepta solennellement. Le symbole gravé sur le saphir était identique au tatouage qu’il avait vu sur l’épaule d’Arya. Il passa l’anneau à son index, admirant la façon dont il captait la lumière.

— Je… je suis honoré, dit-il.

Ajihad acquiesça gravement, puis recula son siège et se leva. Il fit face à Saphira et lui parla d’une voix vibrante :

— Ne crois pas que je t’aie oubliée, ô puissante dragonne ! Mes paroles s’adressaient autant à Eragon qu’a toi. Il est important que tu saches tout cela, car il t’appartient de le protéger en ces temps dangereux. Ne sous-estime pas ton pouvoir et sois toujours à ses côtés, car, sans toi, il est sûr de faillir.

Saphira baissa la tête pour fixer sur Ajihad la fente noire de ses pupilles. Ils s’examinèrent en silence. Aucun des deux ne cillait. Ajihad détourna les yeux le premier et dit doucement :

— C’est un grand privilège de te rencontrer.

« Il me plaît », fit Saphira avec respect. Puis, s’adressant à Eragon : « Dis-lui que je suis impressionnée et par Tronjheim et par lui. L’Empire a raison de le craindre. Qu’il sache néanmoins que, s’il avait décidé de te tuer, j’aurais détruit Tronjheim et je l’aurais déchiré entre mes crocs. »

Eragon hésita, surpris par la note venimeuse dans sa voix. Puis il transmit le message. Ajihad la regarda gravement :

— Je n’en attendais pas moins de quelqu’un d’aussi noble. Cependant, je doute que les jumeaux t’eussent laissée faire.

« Bah ! » grogna Saphira avec mépris.

Eragon comprit ce qu’elle signifiait :

— Alors, ils doivent être beaucoup plus forts qu’ils ne le paraissent, s’ils se croient capables d’affronter la colère d’une dragonne ! À deux, ils pourraient me vaincre ; mais Saphira, jamais ! Vous devriez savoir qu’en matière de magie, la dragonne d’un Dragonnier a des capacités infiniment supérieures à celles d’un simple magicien. Brom a toujours été plus faible que moi pour cette raison. Je crains que, en l’absence de Dragonniers, les jumeaux aient surestimé leurs pouvoirs.

Ajihad parut troublé :

— Brom était considéré comme l’un des plus puissants jeteurs de sorts. Seuls les elfes le surpassaient. Si tu dis vrai, nous serons amenés à reconsidérer bien des choses.

Il s’inclina devant Saphira :

— En tout cas, je suis content qu’il n’ait pas été nécessaire de vous molester, ni l’un ni l’autre.

Saphira hocha la tête en réponse.

Ajihad, reprenant son attitude seigneuriale, appela :

— Orik !

Le nain apparut aussitôt et vint se poster devant le bureau, les bras croisés. Ajihad lui lança un regard courroucé :

— Tu m’as causé beaucoup d’ennuis, Orik ! J’ai dû subir toute la matinée les jérémiades de l’un des jumeaux se plaignant de ton insubordination. Ils n’auront de cesse de me harceler tant que je ne t’aurai pas puni. Malheureusement, ils ont raison. La chose est trop sérieuse pour être ignorée. Une réparation s’impose.

Orik se tourna brièvement vers Eragon, mais son visage ne trahissait aucune émotion. Il parla d’une voix rude :

— Les Kulls avaient envahi les rives de Kóstha-mérna. Ils tiraient des flèches sur le dragon, sur Eragon et sur Murtagh. Et les jumeaux ne faisaient rien pour arrêter ça. Tels des… sheilven, ils refusaient d’ouvrir les portes, même lorsqu’on a pu entendre Eragon crier le mot de passe de l’autre côté de la chute. Et ils ont refusé d’intervenir quand Eragon ne parvenait pas à sortir de l’eau. Peut-être ai-je mal agi, mais je ne pouvais pas laisser périr un Dragonnier.

— J’étais trop épuisé pour me sortir de l’eau tout seul, intervint le garçon. Je me serais noyé si Orik ne m’avait pas tiré de là.

Ajihad lui jeta un coup d’œil et demanda sévèrement au nain :

— Et après, pourquoi t’es-tu de nouveau opposé à eux ?

Orik leva le menton d’un air de défi :

— Ils n’avaient pas à forcer le passage pour pénétrer dans l’esprit de Murtagh. Mais je ne les en aurais pas empêchés si j’avais su qui il était.

— Non, tu as bien fait d’agir ainsi, même s’il aurait été plus simple que tu n’en fasses rien. Nous n’avons pas à sonder l’esprit des gens contre leur gré.

Ajihad passa ses doigts dans sa barbe touffue :

— Tes actions étaient honorables. Mais tu as bravé les ordres de ton commandant. La peine encourue, c’est la mort.

Le dos d’Orik se contracta.

— Vous ne pouvez pas le tuer pour ça ! s’écria Eragon. Il n’a fait que m’aider !

— Tu n’as pas à interférer dans cette affaire, signala sèchement Ajihad. Orik a enfreint la loi. Il doit en subir les conséquences.

Eragon voulut protester de nouveau. Ajihad l’arrêta d’un geste de la main.

— Mais tu as raison. La peine doit être allégée en raison des circonstances. Dorénavant, Orik, tu es exclu du service actif. Interdiction t’est faite de participer à toute activité militaire qui relève de mon autorité. M’as-tu bien compris ?

Le visage d’Orik s’assombrit, puis, avec un air perplexe, il acquiesça sèchement :

— Oui !

— De plus, puisque tu es dégagé de tes tâches ordinaires, continua Ajihad, une étincelle amusée dans le regard, je te nomme guide d’Eragon et de Saphira pour la durée de leur séjour. Veille à ce qu’ils disposent du confort et des agréments qu’il nous revient de leur offrir. Saphira restera au-dessus d’Isidar Mithrim. Eragon aura le logement de son choix. Lorsqu’il aura récupéré de son voyage, emmène-le aux terrains d’entraînement. On l’y attend.

Orik s’inclina profondément :

— Je comprends.

— Très bien. Vous pouvez disposer. Envoie-moi les jumeaux en partant.

Eragon s’inclina à son cour ; mais, au moment de partir, il demanda :

— Où puis-je trouver Arya ? J’aimerais la voir.

— Personne n’est autorisé à lui rendre visite. Tu devras patienter jusqu’à ce qu’elle vienne à toi.

Ajihad baissa les yeux sur son bureau : l’entretien était terminé.

Eragon
titlepage.xhtml
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_052.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_053.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_054.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_055.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_056.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_057.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_058.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_059.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_060.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_061.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_062.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_063.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_064.html
Paolini,Christopher-[Heritage-1]Eragon(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_065.html